L'abeille noire de Groix

 

Je suis plus grosse, trapue, et noire comme l'indique mon nom, mais ne vous inquiétez pas : je sais aussi fabriquer du miel et un tas de bonnes choses... Pour vos arrières-arrières-arrières-grands-pères, il y a 150 ans et plus, j'étais d'ailleurs la seule abeille qu'ils connaissaient. 

Que s’est-il donc passé depuis? Eh bien les hommes, qui se sont aperçus que plusieurs races d'abeilles existaient dans le monde, ont essayé de faire des croisements pour obtenir des abeilles plus productives. C'est la même méthode qui est employée pour produire des vaches qui donnent plus de lait, des cochons qui grossissent plus vite, des poules qui pondent sans arrêt, etc., vous voyez bien de quoi je parle. 

Malheureusement, comme pour tous les animaux qui sont ainsi « croisés » ou « sélectionnés », il y a le risque de disparition des races. Si les races d'origine disparaissent, plus moyen de retrouver leurs qualités de base. C'est ce qu'on appelle la perte de la diversité génétique. Vous avez sans doute déjà entendu parler de « biodiversité », c'est très à la mode à la télévision et dans les journaux, mais dans la pratique ce n'est pas une préoccupation majeure. Sauf pour certains ! Sauf à Groix ! 

Il faut maintenant que je vous parle un peu de mes origines, sinon vous ne comprendrez rien. 

Les hommes ont appelé les abeilles qui produisent beaucoup de miel « apis mellifera» (soit abeilles mellifères en français). Il y a trois autres espèces d'abeilles, mais je ne vous en parlerai pas ici. 

Nos ancêtres sont apparues sur terre bien avant vous : les apis mellifera, sont apparues en Asie il y a environ 6 millions d'années (ou 2 ou 4, on s'en moque un peu, non ?). Mais nous sommes les petites dernières, d'autres espèces existaient bien avant. Ensuite nous nous sommes déplacées au gré des évolutions du climat, nous avons évolué, la sélection naturelle a fait son œuvre, etc., etc.... Bref, ma race, l'abeille noire, est finalement apparue, on ne sait pas trop quand, entre -300 000 ans et - 1 million d'années. 

Bonjour. Je me présente, je suis Gwenan, l'abeille noire de Groix. 

Vous m'avez certainement déjà vue, mais peut-être pas reconnue : je ne ressemble pas aux abeilles que vous voyez dans les bandes dessinées et les dessins animés. Elles, ce sont mes "cousines ", que l'on retrouve un peu partout, en France et dans le monde. Moi je 

Tout ça est bien joli, mais un peu vieux.. En plus, les scientifiques ont des avis qui évoluent. Par exemple, alors que l'on estime couramment que nos ancêtres viennent d'Asie, des découvertes récentes basées sur les analyses ADN font dire à certains que non, pas du tout, nous venons d'Afrique, comme vous, d'ailleurs. 

On sait un peu mieux ce qui s'est passé récemment, si l'on peut dire, il y a en gros 20 000 ans, à la fin de la dernière glaciation. Nous avions auparavant gagné le nord de l'Europe, mais depuis la dernière glaciation, nous avons dû, et nous n'étions pas les seules, descendre vers le sud pour trouver de la nourriture. Ainsi que l'abeille noire s'est trouvée coincée dans le sud de la France, le nord de l'Espagne. C'est ce qui a donné une grande homogénéité à notre race. Au fur et à mesure que la température s'est réchauffée, nous sommes remontées vers le nord, pour atteindre la Scandinavie au Nord et l'Oural à l'Est. Cette remontée a duré environ 8 000 ans, ce qui est très court. 

En chemin, nous nous sommes adaptées à nos diverses régions, là aussi très rapidement, ce qui montre bien que nous sommes dotées de capacités d'adaptation exceptionnelles !! Moi, Gwenan, je suis une abeille noire bretonne ; J'ai aussi des cousines corses, belges, cévenoles, landaises et beaucoup d'autres. Nous avons l'air semblable, mais en y regardant bien, il est possible de voir que nous avons développé telles ou telles caractéristiques pour nous adapter aux conditions locales. Il paraît que, nous les Bretonnes, nous savons mieux que les autres voler par grands vents et dans la brume. On se demande bien pourquoi !! 

Le gros souci qui nous tombe dessus est que nous commençons à toutes nous ressembler. La conséquence est que, nous les abeilles noires, nous perdons nos adaptations locales, mais plus grave, chaque race d'abeilles perd ses caractéristiques propres : avec tous les croisements entre abeilles qui viennent par la poste depuis le monde entier, ou encore la transhumance (les apiculteurs baladent nos ruches là ou il y a le plus à manger, et nous, on en profite pour aller voir à quoi ressemblent nos cousins locaux... sauf qu'à Groix ces radins ne veulent pas nous payer le voyage). Il y a de plus, les pesticides/herbicides/fongicides et autres qui font des ravages. Le tiers des colonies sur le continent ne passent plus l'hiver. Sur Groix nous allons beaucoup mieux, merci... 

Tout ceci fait que pas mal de gens commencent à se gratter la tête en se demandant quoi faire... Oh, je ne me fais pas d'illusion, ce n'est pas pour mes beaux yeux. C'est parce que je vous suis très utile. D'abord, vous êtes intéressés par mes productions (miel, gelée royale, pollen, propolis), mais surtout je suis absolument indispensable pour que vous produisiez des 

C'est fruits, des légumes et autres babioles qui vous sont assez utiles (c'est moi qui réalise la pollinisation, comme sur cette fleur de poirier). 

Les professionnels (apiculteurs), aidés par les scientifiques, souhaitent donc conserver des colonies les plus proches possible des races créées par la nature. Ceci afin de les utiliser pour fabriquer de nouvelles abeilles, ou pour sélectionner celles d'entre nous qui sont les plus rustiques (résistance au froid), ou les plus productives, voire même celles qui résistent le mieux aux maladies et autres parasites. 

Pour cela on installe des « conservatoires », dans lesquels on évite tous les croisements avec d'autres races. Mais ce n'est pas facile car nous, on vole, et on peut voler loin... Quand je dis que l'on vole loin, c'est surtout de ma reine et des faux-bourdons que je parle. Moi ,je butine sur quelques kilomètres, et moins je vais loin, mieux je me porte. Tandis que les reines et surtout les garçons (les faux-bourdons) peuvent couvrir de plus grandes distances ; ils peuvent même se ravitailler en route puisqu'ils peuvent rentrer dans n'importe quelle ruche, eux. 

Sauf que nous nous fatiguons vite, et que nous avons besoin de points de repère de proche en proche pour retrouver notre ruche, c'est pour cela que l'on déteste les grandes étendues d'eau. Par exemple, moi, simple butineuse, je ne sais pas retrouver ma ruche si vous la déplacez ne serait-ce que de trois mètres !. Il paraît que la reine de la colonie d'à- côté est partie sur le continent en se repérant à l'aller sur le Saint-Tudy, la vedette des douanes, plus une compétition d'Optimistes... On ne l'a jamais vu revenir, cette sotte. 

Donc les îles sont idéales pour installer un conservatoire, et plus elles sont loin, mieux c'est. Sur terre, on installe aussi des conservatoires, mais c'est plus compliqué. 

Quelques apiculteurs groisillons ont donc décidé de se lancer dans l'aventure. Mais pourquoi donc ? Il y a plusieurs raisons. Selon moi, la principale c'est parce que ce sont de gros paresseux : depuis la fin de l'été jusqu'au printemps, au lieu de me donner à manger, de me traiter contre le varroa, de se faire du souci pour moi comme les apiculteurs du continent, eux restent au 

 

chaud dans leur canapé à regarder la télé. Et au printemps ils me retrouvent en plein travail, au lieu de pleurer, comme leurs collègues continentaux, devant leurs essaims disparus. Cette tranquillité a bien failli se terminer en 2008, lorsqu'un quidam s'est mis en tête d'installer des dizaines d'essaims étrangers sur l'île. Devant le tollé général, une association a été créée, l'Association de protection de l'abeille noire de Groix (ASAN-GX), et des mesures de protection ont été prises. On vous dira bien que ce n'est pas que pour être tranquille que cette association s'est créée, et je veux bien le croire : il y a la curiosité, la satisfaction de participer à un défi collectif, de collaborer avec d'autres conservatoires, d'échanger avec les apiculteurs du monde. 

Il y a aussi la volonté de nous faire mieux connaître auprès des groisillons et de ceux qui viennent en visite sur notre île. Pour cela, l’association organise des activités, sur mon site de Pen- Men. Il y en a une qui a un gros succès. Elle consiste à montrer ce qu'il y a dans une ruche: des 

indiscrets en tenue de cosmonaute viennent regarder comment je vis dans ma ruche. Mais bon, il faut bien accepter quelques efforts si je veux que l'on s'occupe de moi. 

Il y a aussi un « stage » de trois demi-journées, pour les adultes. Et une fois par an, au mois d'août, c'est la grande journée où vous allez pouvoir récupérer notre travail de l'année, extraire le miel, le filtrer et le mettre en pots.